Valentina Sturli

Sens de la fin et sens du finale dans les romans de Michel Houellebecq

1. Fin du monde, fin d’un monde

Nous nous proposons d’examiner dans cet article, en adoptant un point de vue thématique, le sens qu’a la fin chez Houellebecq, à partir de l’analyse comparative des paragraphes conclusifs de ses romans, convaincus que c’est précisément dans ces moments rhétoriques cruciaux que certains éléments qui sous-tendent l’ensemble de sa production se manifestent avec le plus d’éclat. Peu d’œuvres littéraires contemporaines semblent, en effet, explorer les déclinations multiples de la fin, individuelle ou collective, avec autant d’insistance et de prégnance : en parcourant, même de façon sommaire, les trames en question, il apparaît clairement qu’elles ont toutes à voir avec la représentation de la fin du monde ou, du moins, avec la fin d’un monde.

Ses débuts en tant que romancier, avec Extension du domaine de la lutte (1994), contiennent déjà les caractéristiques fondamentales de l’univers imaginaire qui est le sien : l’étude des effets et des changements, irréversibles et catastrophiques, que la révolution des mœurs des années soixante et soixante-dix et l’avènement du marché global auraient produit sur les relations humaines. L’idée selon laquelle la libération sexuelle, loin de rendre les gens plus heureux, aurait étendu le domaine de la compétition entre les individus jusque sur le terrain amoureux, qui, dans les sociétés traditionnelles, était protégé par l’institution familiale, est constante dans les réflexions des narrateurs houellebecquiens. C’est ainsi qu’une grande partie des individus occidentaux (et potentiellement mondiaux), les moins compétitifs en termes de prestige érotique, se serait retrouvé dans une situation d’indigence affective et de privation, à devoir composer, sans y parvenir, avec des codes de conduite et des pulsions libidinales de plus en plus multiformes et contradictoires (Lavigne 2011 : 251-255 ; Sweeney 2013 : 125-50).

Dans ce sillage, Les particules élémentaires (1998) suit les vicissitudes de deux frères, Michel et Bruno, depuis leur naissance dans les années 1950 jusqu’à l’époque actuelle. Outre les thèmes que l’on trouve déjà dans Extension du domaine de la lutte, l’étape suivante dans cette dimension apocalyptique consiste à donner comme proche la fin de l’humanité, prévoyant le passage – qui advient effectivement dans l’Épilogue, et sera repris dans La possibilité d’une île (2005) – à une époque post-humaine, dans laquelle de nouveaux êtres, demi-mortels et asexués (ce n’est pas par hasard), seront, au moins en apparence, en mesure de laisser derrière eux le désir, la douleur et la mort. Dans Plateforme (2001) et La carte et le territoire (2010), réapparaissent les thèmes de la crise du monde post-industriel et sa mutation en une société du loisir globalisé, dénuée de conflits et de tensions, dans laquelle la figure du touriste – celui qui jouit par excellence de lieux et de plaisirs de façon non problématique - devient le prototype de l’homme futur. Dans son dernier roman, Soumission (2015), la fin concerne celle de la France et de l’Europe laïques et libérales.

L’on observe que dans tous ces textes la narration instaure progressivement, entre l’histoire du protagoniste et la société qui l’entoure, une sorte de dialectique entre spécularité et résistance. Est envisagée, à l’échelle de la collectivité, la mutation radicale d’une structure socio-anthropologique : la société française de Soumission, qui s’en remet à la théocratie musulmane, et l’humanité de La possibilité, qui évolue dans une communauté post-humaine dans laquelle les individus vivent isolés, n’ont aucun besoin corporel et se réincarnent, en sont de bons exemples. La même chose se produit à la fin de Les particules, tandis que dans La carte, c’est la morphologie territoriale et industrielle de la France qui se transforme. Ces changements sont présentés comme des conséquences inévitables d’un état de choses qu’on ne peut plus gérer autrement, et qui investit l’Occident dans son ensemble. Ceux-ci permettent donc, dans une certaine mesure du moins, de sortir d’une impasse dont les prémices sont à chercher dans la crise du capitalisme tardif, menacé par de nouveaux concurrents et incapable de se réinventer si ce n’est en abdiquant ses présupposés ou en programmant sa propre extinction.

Dans ce cadre de référence, les protagonistes des romans sont présentés, d’un côté, comme des incarnations de la même impasse : à moitié bourgeois, dotés d’un bon niveau d’instruction, d’un travail et d’un certain bien-être économique, ils vivent une condition de malaise profond et d’isolement. De ce point de vue, comme le note justement Sayer (2007 : 151), « il y a chez Houellebecq une sorte de congruence entre l’évolution de notre société occidentale de plus en plus assistée par la technique, […] et le gel sentimental des héros incapables d’établir un contact réel ». Mais il existe aussi quelque chose qui les distingue à l’endroit du monde environnant : dans un équilibre perpétuellement instable entre angoisse et apathie, ils se posent comme des observateurs des mécanismes dont ils analysent impitoyablement les dynamiques, ce qui leur donne une conscience très aiguë des conditions de l’aliénation générale [1].

A l’échelle collective, l’instauration de nouvelles structures qui résolvent – quoiqu’avec force ambiguïté – la crise générale semble possible. Au fil de l’histoire, en revanche, en vertu d’une lucidité qui se trouve être également leur plus grande condamnation, les protagonistes assument, dans un sens quasi « sacrificielle » (Laforest 2007 : 271), la perte et la défaite liées à ces mêmes phénomènes de mutation irréversible. Dans la conclusion, presque toujours suite à la prise de conscience d’un échec qui relève de la sphère relationnelle et affective, Michel, Daniel, Jed et François finissent par s’en remettre volontairement à une fin, réelle ou métaphorique, refusant de se sentir partie prenante d’un monde qui prétend encore aller « de l’avant ».

Si la société semble tendre, quoique de façon ambivalente et problématique, vers une structure et un ordre nouveaux, eux décident de se mettre de côté. Et cela même quand, comme dans Soumission et La possibilité, l’inverse semblerait se vérifier : l’adhésion inconditionnée au changement équivaut, dans ces cas-là également, à l’acceptation d’une fin. L’un des axes thématiques communs est la tentative de la part du sujet de se défaire de sa propre individualité au profit d’une fusion avec un tout plus vaste qui a des caractéristiques toujours intrinsèquement ambivalentes. L’on trouve ce moment dans tous les dénouements ; mais si cette aspiration à quelque forme de communion est toujours présente, celle-ci peut adopter à chaque fois, nous le verrons, des formes diverses : cela va de l’impossibilité frustrante (Extension) au désir d’anéantissement total (Plateforme), de la libération douloureuse (La possibilité) à la transcendance ascétique (La carte, Les particules), jusqu’à la suppression volontaire de sa propre autonomie (Soumission).

2. Modalités de la fin

2.1 Séparation et annulation

Comme nous l’avons dit, nous entendons proposer une analyse conjointe des paragraphes conclusifs des six romans de Houellebecq, que nous envisageons comme une sorte de continuum thématique, afin de mettre en évidence leurs divergences et leurs convergences. Considérons d’abord les dernières lignes d’Extension, dans lesquelles le protagoniste - après avoir été interné en hôpital psychiatrique – se lance dans l’ascension insensée et épuisante d’une montagne (les italiques de toutes les citations ont été ajoutées) :

Je m’avance encore un peu plus loin dans la forêt. Au-delà de cette colline, annonce la carte, il y a les sources de l’Ardèche. Cela ne m’intéresse plus ; je continue quand même. Et je ne sais même plus où sont les sources ; tout, à présent, se ressemble. Le paysage est de plus en plus doux, amical, joyeux ; j’en ai mal à la peau. Je suis au centre du gouffre. Je ressens ma peau comme une frontière, et le monde extérieur comme un écrasement. L’impression de séparation est totale ; je suis désormais prisonnier en moi-même. Elle n’aura pas lieu, la fusion sublime ; le but de la vie est manqué. Il est deux heures de l’après-midi (Houellebecq 1994 : 180-81).

Dans les pages qui précèdent, le texte a exploré la phénoménologie de l’isolement extrême d’un cadre moyen de la bourgeoisie française, perçant à jour avec sarcasme toute rhétorique de la communication et de la libération à l’échelle globale[2]. A travers les aventures du narrateur-protagoniste anonyme, l’on observe comment à l’origine de l’aliénation de l’Occident moderne se trouve le fait que n’importe quelle condition d’échange authentique et de partage humain se soit atrophiée. La rhétorique de la liberté et de la facilité de contact, qui dérive de la libération des mœurs, a même fini par revêtir une fonction super-égoïque : qui ne parvient pas à participer activement au jeu du désir se sent un produit mis au rebut, bien plus isolé et malheureux qu’auparavant. Ce qui aurait dû, dans les intentions, conduire à une multiplication des occasions d’échange amoureux et relationnel a généré, en réalité, une compétition bien plus féroce [3]. Sans plus aucune possibilité de se rebeller – comment peut-on se rebeller contre la liberté ? -, les individus les plus isolés et les plus faibles ont pour seule option la fuite dans la violence (autolésioniste, généralement) ou dans l’anéantissement de soi [4].

Les deux possibilités sont largement explorées dans Extension, et trouvent leur expression la plus aboutie précisément à la fin, où apparaissent pour la première fois des éléments qui reviendront – sous diverses formes et de différentes manières – dans tous les romans suivants. Avant tout, l’indétermination spatio-temporelle éprouvée par l’individu, qui s’engouffre dans un lieu aux frontières incertaines pour atteindre progressivement la complète solitude. Puis une sensibilité aiguisée des perceptions, l’oscillation entre exaltation mystique et tendance à s’assimiler à ce qui est inorganique ; une caractérisation du paysage à travers des traits qui renvoient au champ sémantique du calme, mais aussi à l’absence totale de vie humaine et animale. L’indécidabilité, enfin, si cet état porte en lui un quelconque soulagement libératoire, ou s’il n’est pas plutôt une défaite définitive.

Dans le cas d’Extension, le protagoniste est condamné à rester isolé dans les limites de son corps, dans une condition qui « radicalise, socialement, psychiquement et physiquement, l’état de séparation » (Studer 2014 : 19) entre le monde et lui. Irrémédiablement frustré dans son besoin dévorant de contact, il illustre, en la portant à l’extrême, une condition universellement répandue : celle de la séparation de chaque individu d’avec les autres[5] . Comme l’a parfaitement signalé Studer (2014), c’est un thème clé des romans de Houellebecq, qui constitue un synonyme presque parfait de douleur et de mort.

On le voit bien également dans les dernières pages de Plateforme, où Michel – après avoir perdu sa compagne Valérie dans un attentat en Thaïlande – décide de se laisser mourir dans ce même pays, et coupe tous les ponts qui le relient à son ancienne vie. Voici ce que l’on peut lire dans le dernier paragraphe :

Contrairement à d’autres peuples asiatiques, les Thaïs ne croient pas aux fantômes ; et éprouvent peu d’intérêt pour le destin des cadavres ; la plupart sont enterrés directement à la fosse commune. Comme je n’aurai pas laissé d’instructions précises, il en sera de même pour moi . Un acte de décès sera établi, une case cochée dans un fichier d’état civil , très loin de là, en France. Quelques vendeurs ambulants, habitués à me voir dans le quartier, hocheront la tête. Mon appartement sera loué à un nouveau résident. On m’oubliera. On m’oubliera vite (Houellebecq 2001 : 370).

Cet extrait ne rend pas seulement compte de la fin de l’univers individuel du protagoniste, qui a pu, pour un bref laps de temps, croire en un bonheur entièrement terrestre et privé, mais aussi de la destruction définitive - en raison du terrorisme, et plus généralement, des conflits que ne cesse de générer la modernité – de toute possibilité d’un éden fait de spontanéité et de gratuité de l’amour. Avec la mort de Valérie, que le narrateur dépeint comme l’une des dernières femmes occidentales capables de vivre une relation sexuelle et affective pleine avec son partenaire, c’est encore une fois la mise en scène de l’élimination brutale de toute possibilité de partager une expérience, non seulement, à l’échelle de l’individu, mais aussi de la collectivité, d’intimité et de plaisir. Dès lors que cette possibilité de communion s’évanouit, l’existence même du singulier n’a aucun sens : Michel, qui avait pu imaginer passer sa vie et construire une famille avec Valérie, n’a d’autre souhait que d’effacer, après la mort de cette dernière, toute trace de sa propre existence, jusqu’à l’inscription de son nom sur une tombe.

Dans ce cas, la fin prend le sens d’un désengagement radical de l’individualité, ironiquement réduite à un papier dans un registre d’état civil, et le narrateur attaque le bien suprême de l’Occident moderne, à savoir le je individuel. Se vouant volontairement au néant (« on m’oubliera vite »), Michel met en scène sa démission totale en tant qu’individu, non pas parce que la subjectivité est sans importance en soi, mais plutôt parce que celle-ci, après le traumatisme de la séparation d’avec un objet d’amour perçu comme irremplaçable, n’est qu’une source de douleur insupportable. Cela accrédite l’idée selon laquelle dans l’univers de Houellebecq ce ne sont pas tant l’individualité et le désir – la volonté de vivre schopenhauerienne[6] – qui constituent un mal en soi, que l’impossibilité de les partager avec quelqu’un d’autre. Au-delà des convictions philosophiques cultivées par Houellebecq, il ne s’agit pas d’un destin métaphysique qui plane toujours sur le protagoniste : il sent irrémédiablement qu’il n’a plus aucune valeur à partir du moment où le lien – sur lequel il comptait aussi – devient impossible ; déchet ou résidu, il souhaite simplement que cesse sa propre existence, puisqu’elle est désormais dépourvue de but.

Commentant ce même dénouement, Laforest (2007 : 272) écrit ce qui suit : « le personnage […] conserve une nostalgie, mais la qualité temporelle de celle-ci, élément indissociable de l’histoire personnelle d’un moi dont l’illusion a été battue en brèche, s’est estompée pour laisser place au manque nu qui, selon toute apparence, l’anime secrètement ». En d’autres termes, un vide existentiel se trouverait au centre du sujet houellebecquien, toujours à la recherche d’une contrepartie affective qui puisse l’accueillir et le transformer. L’accent n’est mis pas tant sur le « manque » comme donnée métaphysique à constater que sur le besoin impérieux, quoiqu’irréalisable, de le combler ou, au moins, de le partager avec l’autre.

L’on peut affirmer que ses six romans mettent en scène cette dynamique unique, pérenne : la tentative, depuis toujours et pour toujours vouée à l’échec, d’une transfiguration de la singularité (égoïste, brute, primaire) en une communion (avec un autre être, avec la société, avec la nature) qui puisse compenser l’insuffisance intrinsèque et la pacifier. Derrière leurs apparences cyniques, tous les personnages de Houellebecq aspirent au fond à cela, et ce n’est que lorsqu’ils se rendent compte qu’il s’agit d’une route impraticable qu’ils empruntent la voie opposée, qui les porte vers la retraite définitive et la disparition.

2.2 Libération et transcendance

C’est entre annulation et détachement libératoire que se joue le dénouement de La possibilité, dans lequel le clone d’un lointain aïeul (Daniel), appelé Daniel25, qui vit, comme quelques-uns de ses semblables, peu nombreux, dans une condition de séparation artificielle du monde qui l’entoure, en proie aux cataclysmes, décide d’abandonner la condition d’être vivant, mettant un terme au cycle des réincarnations successives. A la fin du roman, qui peut être lu comme un dévoilement progressif d’un état d’attente messianique inutile [7], le néo-humain Daniel25 décide de laisser derrière lui l’environnement protecteur dans lequel ont vécu ses aînés, pour aller explorer la waste land autour de lui, et mettre fin au cycle des réincarnations. Les dernières pages nous montrent le protagoniste tandis qu’il tâche, en vain, d’établir un contact aussi bien avec ses semblables qu’avec les descendants des vieux humains, qui ont régressé au stade bestial. Après que ces derniers ont tué, par pure cruauté, le chien Fox, son seul lien affectif, Daniel25 abandonne le chemin, et s’installe dans un espace marin désertique dans l’attente de la mort :

Il me restait peut-être soixante ans à vivre ; plus de vingt mille journées qui seraient identiques. J’éviterais la pensée comme j’éviterais la souffrance. Les écueils de la vie étaient loin derrière moi ; j’étais maintenant entré dans un espace paisible dont seul m’écarterait le processus létal.

Je me baignais longtemps, sous le soleil comme sous la lumière des étoiles, et je ne ressentais rien d’autre qu’une légère sensation obscure et nutritive. Le bonheur n’était pas un horizon possible. Le monde avait trahi. Mon corps m’appartenait pour un bref laps de temps ; je n’atteindrais jamais l’objectif assigné. Le futur était vide ; il était la montagne. Mes rêves étaient peuplés de présences émotives. J’étais, je n’étais plus. La vie était réelle (Houellebecq 2005 : 484-85).

Cette fin se place aussi sous le signe de l’ambivalence : il y a avant tout une positivité dans cette acceptation de la « réalité de la vie ». L’existence d’avant assurait une protection, mais s’avérait aussi extrêmement superficielle, de sorte que s’en éloigner consiste en un détachement dont la perfection, qui ne tient que sur la chimère d’un salut final improbable, est illusoire. Et si le monde extérieur se distingue par son caractère scabreux, son imprévisibilité, et une surface pleine d’aspérités, cela permet à Daniel25 d’éprouver des sensations jusqu’alors inconnues : l’agacement, la jouissance physique, la curiosité et le chagrin.

Dans ce cas, s’enfoncer dans le désert n’équivaut donc pas à un renoncement ou à une tentative d’anéantissement, mais plutôt à l’abandon définitif de l’illusion (« Je n’atteindrais jamais l’objectif assigné. Le futur était vide »), qui prend la forme d’une acceptation apaisante : « J’éviterais la pensée comme j’éviterais la souffrance. Les écueils de la vie étaient loin derrière moi ; j’étais maintenant entré dans un espace paisible ». Et pourtant cette pacification renvoie aussi à un sens profond de perte et d’égarement. On le comprend mieux si l’on compare cette attente de la mort à la fin de l’ancêtre Daniel : tandis que ce dernier s’était suicidé en proie à l’oscillation entre désolation absolue et soif de réincarnation (Houellebecq 2005 : 427-428) [8], Daniel25 ferme le cycle plein de la conscience tranquille qu’aucun futur n’est possible hors de l’instant présent. Le premier Daniel était encore complètement humain - peut-être trop, dans ses aspirations et dans ses peurs -, et cependant, il est difficile de ne pas éprouver de la compassion pour les angoisses et les manques que les clones ont réussi à dépasser presque totalement. La perspective de la fin sans renaissance affranchit de l’esclavage de soi et du futur, de toute volonté de descendance, de l’immortalité ou de la palingenèse. Pour le clone, la fin de l’existence devient alors libératoire et consolatrice au moins autant que ne l’avait été, pour son ancêtre, la perspective de la vie éternelle ; mais tant de sérénité dans le détachement implique en même temps le sens d’un appauvrissement à l’égard de l’imperfection des ancêtres, de leur peur vitale de la fin.

Des caractéristiques similaires se font jour dans deux autres dénouements, ceux de Les particules (si l’on exclut l’Épilogue) et de La carte. Dans les deux cas, les protagonistes sont des créateurs visionnaires, Michel Djerzinski dans le domaine de l’ingénierie génétique, et Jed Martin dans celui de l’art, et ils suivent tous deux des trajectoires parallèles : animés par une passion qui remonte à l’enfance, ils ne parviennent jamais réellement à s’intégrer parmi leurs semblables et préfèrent se tenir à l’écart, absorbés qu’ils sont par leur projet. A un moment de leur vie s’offre à eux la possibilité, déjà touchée du doigt par le passé, d’aimer une femme, mais la rencontre est un échec. Comme si ce revers ultime libérait une réserve d’énergie créatrice qui exige la destruction de toute attache terrestre, aussi bien Jed que Michel consacrent les dernières années de leur vie à mener à bien, dans une retraite ascétique, un projet qui changera l’histoire (de l’art, dans un cas, du monde, dans l’autre). Une fois la mission accomplie, ils se laissent mourir dans un état de quiétude quasi mystique :

Nous pensons aujourd’hui que Michel Djerzinski a trouvé la mort en Irlande, là même où il avait choisi de vivre ses dernières années. Nous pensons également qu’une fois ses travaux achevés, se sentant dépourvu de toute attache humaine, il a choisi de mourir. De nombreux témoignages attestent sa fascination pour cette pointe extrême du monde occidental, constamment baignée d’une lumière mobile et douce , où il aimait à se promener, où, comme il l’écrit dans une de ses dernières notes, « le ciel, la lumière et l’eau se confondent ». Nous pensons aujourd’hui que Michel Djerzinski est entré dans la mer (Houellebecq 1998 : 379).

L’œuvre qui occupa les dernières années de la vie de Jed Martin peut ainsi être vue – c’est l’interprétation la plus immédiate – comme une méditation nostalgique sur la fin de l’âge industriel en Europe, et plus généralement sur le caractère périssable et transitoire de toute industrie humaine. Cette interprétation est cependant insuffisante à rendre compte dumalaise qui nous saisit à voir cespathétiques petites figurines de type Playmobil, perdues au milieu d’une cité futuriste abstraite et immense, cité qui elle-même s’effrite et se dissocie, puis semble peu à peu s’éparpiller dans l’immensité végétale qui s’étend à l’infini. Ce sentiment de désolation , aussi, qui s’empare de nous à mesure que les représentations des êtres humains qui avaient accompagné Jed Martin au cours de sa vie terrestre se délitent sous l’effet des intempéries, puis se décomposent et partent en lambeaux, semblant dans les dernières vidéos se faire le symbole de l’anéantissement généralisé de l’espèce humaine. Elles s’enfoncent, semblent un instant se débattre avant d’être étouffées par les couches superposées de plantes . Puis tout se calme, il n’y a plus que des herbes agitées par le vent. Le triomphe de la végétation est total (Houellebecq 2010 : 428).

Dans le premier cas, la fin est individuelle, quoique pleine d’échos à l’époque contemporaine (Michel Djerzinski rendra possible le dépassement de la condition humaine, et la création d’une nouvelle espèce supérieure), dans le second, la fin est sublimée dans la représentation artistique, mais préfigure celle du monde réel. Des extraits comme celui-ci semblent suggérer une conception de transcendance – et d’une certaine façon de célébration – de l’humanité précisément par le biais de la représentation et de la prise de conscience de son extrême fragilité et de sa finitude. Que l’on pense à l’Épilogue de Les particules, dans lequel une voix néo-humaine prend la parole, depuis le futur, pour révéler que c’est elle qui raconte l’histoire, et rendre, à travers l’évocation des trajectoires de vie tortueuses et malheureuses des protagonistes, un hommage in extremis à l’humanité désormais disparue. La fin de La carte, également, où l’on ne parle pas d’autre chose que du sens de dégradation progressive et irréversible de toute relation humaine propre à l’œuvre de Houellebecq (Lavigne 2011 : 258), est placée sous le signe d’une nostalgie ineffaçable pour tout ce qui est condamné ab origine et irrémédiablement périssable. L’on retrouve dans ces cas le calme, la paix du dénouement de La possibilité, et l’on observe la même ambivalence.

A ce propos, la réflexion de Novak-Lechevalier (2017), qui lit la fin de ces deux excipit comme un « sommet pathétique », où le sentiment de désolation pour la disparition progressive du genre humain serait contrebalancé par un mouvement opposé, semble pertinente. Ce dernier est constitué d’« une série de rappels qui condensent, comme un final symphonique, certains leitmotive du roman, […] soutenu par la tension poétique du texte qui se clôt sur deux alexandrins ». C’est dans cette même direction (presque une sorte de transcendance et d’adieu à l’égard de ce qu’a été l’humanité dans le bien et dans le mal) que s’inscrirait l’apparition – dans les toutes dernières lignes – de l’inhabituel pronom « nous », « qui fait émerger in extremis une forme de communauté au plein cœur de la perte ». L’apparition d’un « nous », collectif et pathétique, chez un auteur qui a mis au centre de son œuvre l’exploration des phénoménologies individualistes, et le refus des faux mythes collectifs, ne peut qu’attirer l’attention. Comme si seulement à la fin, et même après la fin, la narration pouvait faire vibrer la corde d’une appartenance à la communauté, et jusqu’à l’espèce humaine.

2.3 Effondrement et défaite

Par rapport aux dénouements précédents, celui de Soumission semble exprimer un sens de la fin qui tend de façon plus univoque à la déroute, bien qu’il ne manque pas lui non plus d’ambivalence : le renoncement en vient à s’apparenter à une solution. Après des tentatives de résistance diverses, et tout bien considéré faites sans grande conviction, François, professeur de lettres à la Sorbonne, envisage la possibilité d’une conversion à l’islam, laquelle lui permettra de conserver sa position sociale, de jouir de privilèges inespérés et, surtout, de se libérer du poids de l’autodétermination, qu’il trouve désormais insupportable. L’adhésion à la nouvelle religion le contraindra toutefois à renoncer à son indépendance intellectuelle et à se défaire une fois pour toutes de son amour pour Myriam, une jeune chercheuse qui exerce sur lui un fort pouvoir de séduction, parce qu’elle défie et perturbe, en tant que femme indépendante, et en tant que juive, ses choix de soumission.

Le roman se clôt sur une description ironiquement mysticisante de l’hypothétique cérémonie de conversion, écrite tout entière au conditionnel ; avec une image qui se répète tout au long de la narration, l’entrée dans le bain purificatoire et la dissolution de la vieille identité sont vues par le narrateur comme l’opportunité de se livrer à une nouvelle communauté rassurante et protectrice, celle des musulmans en l’occurrence :

La cérémonie de la conversion, en elle-même, serait très simple ; elle se déroulerait probablement à la Grande mosquée de Paris […] puis, dans une salle plus petite, ornée elle aussi de mosaïques raffinées, baignée d’un éclairage bleuté, je laisserais l’eau tiède couler longuement, très longuement, sur mon corps, jusqu’à ce que mon corps soit purifié. Je me rhabillerais ensuite, j’aurais prévu des vêtements neufs ; puis j’entrerais dans la grande salle, dédiée au culte. Le silence se ferait autour de moi. Des images de constellations, de supernovas, de nébuleuses spirales me traverseraient l’esprit ; des images de sources aussi, de déserts minéraux et inviolés, de grandes forêts presque vierges ; peu à peu, je me pénétrerais de la grandeur de l’ordre cosmique […]. Un peu comme cela s’était produit, quelques années auparavant, pour mon père, une nouvelle chance s’offrirait à moi ; et ce serait la chance d’une deuxième vie, sans grand rapport avec la précédente.

Je n’aurais rien à regretter (Houellebecq 2015 : 297-300).

L’on peut relever quelques ressemblances avec les paragraphes conclusifs de Les particules ou de La possibilité, qui proposent tous deux l’image de l’entrée dans un espace aquatique, et pour ainsi dire amniotique. Mais dans ce cas, le sens de la vie est décliné de façon beaucoup plus négative que dans les cas précédemment mentionnés : la perte de l’autonomie et le sacrifice de la propre subjectivité entraînent avec eux un sens de renoncement et de défaite. La dernière phrase, typographiquement séparée de celle qui précède par un saut de page – ce n’est pas par hasard -, tient lieu à ce titre de négation parfaite de ce qui vient d’être affirmé juste avant, et attire l’attention sur ce que perdrait en réalité l’intellectuel François, et sur ce qu’il perdra probablement, en faisant ce choix.

La conversion – présentée comme une seconde chance, mais une chance profondément régressive –, permet de se libérer du fardeau d’une identité désormais insupportable, mais cela ne se fait qu’au prix de l’annulation de soi. La fusion dans ce cas ne présente que superficiellement le caractère apaisant des autres dénouements que nous avons analysés, et nous met, en définitive, devant une défaite de l’identité individuelle. Ce n’est pas hasard que peu de lignes auparavant, François pense à propos de lui-même : « Que ma vie intellectuelle soit terminée, c’était de plus en plus une évidence » (Houellebecq 2015 : 295). En réalité, alors que les protagonistes d’Extension et de La possibilité, deLa carte et de Plateforme, mais aussi de Les particules, rompent avec la norme sociale, s’éloignent de la communauté des hommes, et décident – à divers degrés et à différents niveaux – d’aller à la rencontre d’une fin qui ne les sauvera évidemment pas, mais qui a une grandeur désespérée qui lui est propre, dans ce cas, « François choisit justement de se conformer à la norme, de rentrer dans le rang, de renoncer à une vie sublimée, pour réintégrer la vie sociale. […] La ’chance’ qu’il évoque dans les dernières lignes n’en est donc pas une, à l’évidence : l’hypothèse ici formulée est celle d’un renoncement irréversible à ce qui a, dans Rester vivant, été défini comme l’essence de la poésie – et comme la possibilité d’un accès à l’éternité » (Novak-Lechavalier, 2017).

D’autre part, c’est justement l’ambivalence intrinsèque de l’écriture de Houellebecq qui suggère de ne pas lire la fin de Soumission sous le prisme exclusif de la privation et de l’anéantissement. François est en effet le seul des personnages qui parvient à atteindre, grâce à son choix de soumission, ce qui est resté un mirage pour les autres : la pleine insertion au sein d’une communauté de vivants, la consolation (apparente, du moins) suite à cet isolement déchirant qui constitue pour les autres une source de souffrance irrémédiable.

3. La fin entre excès et défaut de pathos

Lorsque la narration s’ouvre, Michel, Bruno, Jed, Daniel et François se trouvent déjà tous dans une situation d’échec, réel ou potentiel, de façon fondamentalement irrémédiable, et cela parce qu’ils vivent à une époque et dans un espace dans lesquels il n’est simplement plus possible de ne pas être malheureux ou aliénés. Cependant, ou peut-être justement en raison de cet état de base, se présente toujours, dans la stratégie romanesque, une occasion qui conduit les protagonistes à entrevoir, de façon illusoire ou pour un instant seulement, une autre fin possible. Dans la plupart des cas, il s’agit d’un amour qui, s’il se réalisait, révélerait des spécificités diamétralement opposées à celles des scènes conclusives : fusion qui ne requiert pas d’anéantissement, espace vital, horizon habité au lieu d’être vide à l’infini.

Le texte suggère que cette relation aurait pu être un pacte de partage et d’indulgence réciproque entre deux sujets contre les forces de désintégration du monde environnant, et de la nature humaine de façon plus générale : c’est le cas de l’histoire d’amour entre Bruno et Christiane, qui nous est présentée comme une possibilité non pas idyllique mais assurément réelle. Elle échoue au moment où lui ne réussit pas à accepter l’infirmité irréversible de sa compagne, qui la rend inadaptée aux modèles dominants de performativité corporelle et sexuelle. C’est le cas de la douloureuse impossibilité qu’ont Michel et d’Annabelle, mais aussi Jed et d’Olga, de supporter l’intimité d’une relation amoureuse qui dure dans le temps, avec ce qu’elle suppose de fatigue, d’ennui et de déclin physique. Roy écrit à propos de ces relations (2007 : 340) qu’« il existe de petites places chaudes, des parenthèses privilégiées et fragiles hors desquelles il n’est point de salut. De les avoir connues, le héros en ressort encore plus brisé, définitivement mort à sa présence humaine ». Que les héros sortent encore plus défaits de la perte de l’occasion qui aurait pu donner sens à leur existence, on le comprend précisément grâce à l’articulation rhétorique des dénouements en question. Ils présupposent en effet qu’aucun de nos protagonistes n’a réussi à saisir l’occasion qui aurait rendu possible une autre issue, et sont donc construits sur le modèle d’autres conclusions (im)possibles.

Comme si se manifestait dans chaque lien l’utopie d’une pleine entente avec un autre être humain, mais que menaçait toujours un tel degré de souffrance et de complexité douloureuse qu’à peine l’équilibre précaire se rompt-il, que ce qui reste n’est que le sens d’une ruine définitive, le désir de s’annuler comme personne. Ce n’est pas un hasard si à la fin de La carte – l’une des plus emblématiques à ce titre – Jed utilise les photographies des êtres aimés et perdus, exposées aux intempéries et décomposées (« pathétiques petites figurines »), pour rendre compte du « sentiment de désolation » universelle pour ce qui aurait pu être et n’a pas été. Tous les romans de Houellebecq, quelle que soit la façon qu’ils ont de construire la fin, portent en eux ce regret et cette nostalgie.

Il convient, à ce stade de l’analyse, de souligner l’importance d’un trait rhétorique et stylistique fondamental dans l’écriture de Houellebecq, à savoir un usage particulier de la litote. Cette figure consiste, on le sait, dans la forte atténuation – souvent dans le cadre d’une phrase négative (par exemple, dire « ce n’est pas très bon », pour signifier « c’est franchement mauvais ») – d’un concept que l’on veut affirmer [9]. La litote fonctionne dans la prose de Houellebecq comme une sourdine qui atténue des moments à l’intensité affective particulièrement vive. Novak-Lechevalier note justement (2013 : 73) que Houellebecq fait un usage tout sauf modéré de l’élément pathétique, quoique presque jamais de manière directe, mais plutôt oblique : « […] par une sorte de renversement constant, il semble que la volonté même d’atténuation, lorsqu’elle est particulièrement manifeste […] signifie d’autant mieux une souffrance hyperbolique - c’est-à-dire que l’euphémisme se renverse dans la litote ».

En d’autres termes, quand la température émotive devient peu tenable (cas on ne peut plus fréquent), se déclenchent des mécanismes qui semblent viser à adoucir le pathos, mais aspirent en réalité à obtenir un effet de surenchère. Novak-Lechevalier met en exergue certains procédés récurrents, tels que l’insertion inattendue, dans les moments où la charge affective s’exacerbe, d’explications scientifiques circonstanciées ou d’anecdotes qui interrompent brusquement le flux émotif des événements narrés (2013 : 73-74).

Quelle que soit la fin, chez Houellebecq, le pathos découle toujours d’une utilisation consciente de ces dispositifs rhétoriques, comme dans le cas des très brèves phrases finales de chacun de ses romans. Dans Extension, une indication sur l’heure, lapidaire et apparemment tout à fait indépendante, clôt une phrase qui contient un crescendo d’affirmations éclatantes, à la portée de plus en plus symbolique. Dans Plateforme, derrière la platitude apparente d’une constatation, l’anaphore – « On m’oubliera. On m’oubliera vite » – se teinte d’un regret énorme face à l’impossibilité d’être remémoré par la seule personne à laquelle on tenait et qui est perdue pour toujours. La possibilité s’achève sur deux phrases qui dans leur simplicité presque tautologique ouvrent une réflexion métaphysique (« J’étais, je n’étais plus. La vie était réelle »), de même qu’à la fin de La carte et de Les particules, la disproportion entre nature triomphante et petite insignifiante de l’humain est sublime (« Nous pensons aujourd’hui que Michel Djerzinski est entré dans la mer » ; « Le triomphe de la végétation est total »). La fusion du je avec un horizon plus vaste, réalisée ou seulement désirée, est toujours ambivalente, et le ton apparemment neutre ne fait qu’ouvrir davantage encore la déchirure à cause de l’équilibre impossible à atteindre entre identité et fusion, individualité et altérité. Si on s’abandonne à une altérité absolue, c’est parce que toute possibilité d’une union sans renoncement à soi-même a échoué.

De ce point de vue, le sens de la fin chez Houellebecq ne semble pas se donner comme une catastrophe stricto sensu, comme c’est si souvent le cas dans la littérature de science-fiction ou post-atomique que des romans comme Les particules ou La possibilité sembleraient vouloir imiter. Nous sommes plutôt devant des situations presqu’opposées par rapport à celles de beaucoup de protagonistes des narrations apocalyptiques contemporaines, qui racontent comment le personnage doit gérer la sensation de dépaysement et d’égarement occasionnée par les changements traumatiques et irréversibles du paysage anthropologique habituel. Dans tous ces cas, le personnage doit d’ordinaire essayer de rétablir un quelconque type d’ordre et de sens dans un monde nouveau qui est devenu, d’une façon ou d’une autre, complètement étranger [10] ; l’humain est toujours ici quoi qu’il en soit invariablement positif par rapport à ce qui n’est pas humain, ce qui est sous-humain ou au-delà de l’humain.

Un cas à certains égards paradigmatique, à partir duquel il est possible de mesurer la distance par rapport à la conception de la fin chez Houellebecq, est celui de The Road (2006) de McCarthy, dans lequel la tâche première des protagonistes est celle de préserver à tous prix les valeurs résiduelles de ritualité, de civilisation et de culture humaines dans un monde qui est retombé dans la bestialité (Castaldi 2006). Le système axiologique est clair : qui se fait porteur de l’humanité est dépositaire de valeurs qui font obstacle à l’entropie générale. S’opposer activement - même sans espoir – à la cessation de tout signifié transmissible constitue un acte d’héroïsme qui grandit celui qui l’accomplit.

Rien de tout cela ne se produit dans les romans de Houellebecq, pas même dans les dénouements, tous « diversement apocalyptiques » : si de l’antiquité à nos jours la fin du monde peut être polarisée autour des deux termes antinomiques de palingenèse ou de catastrophe [11], les textes que nous avons analysés semblent introduire une variation fondamentale, thématisant la possibilité d’une démission volontaire et consciente. C’est en ce sens que Lavigne (2011) peut écrire que « cet échec de l’utopisme dans l’œuvre houellebecquienne, condamnant par la même occasion le ’futur’ à ne jamais être autre chose qu’une sorte de ’présent amoindri’, met aussitôt fin à tout espoir de type téléologique, eschatologique ou sotériologique ; c’est-à-dire, à toute conception historique qui s’apparenterait à une temporalité tendant vers le Salut de l’humanité, sa libération et son illumination progressive ».

Considérant Soumission, mais cela peut aussi être valable pour La possibilité, Les particules et les autres romans, savoir où se situe – toujours en admettant qu’elle existe – une quelconque forme de positivité, d’espoir ou de progrès ne va pas du tout de soi ; la catastrophe et la mutation sont présentées, au contraire, comme des développements en rien surprenants de dynamiques historico-sociales que l’on peut décrire et identifier. L’humanité peut donc devenir objet de nostalgie, mais jamais de sanctification, parce que la fin a justement à voir avec l’échec des promesses et des aspirations qu’elle s’est fabriquée, et qu’elle se trouve dans l’incapacité de gérer.

4. Conclusions

Pour synthétiser certains aspects du sens de la fin dans les romans de Houellebecq, nous pouvons parler de rapports, toujours précaires et oscillants, entre tendances à la séparation et à la fusion, ou, plus généralement encore, entre complexité et simplification. D’un côté la complexité peut s’articuler positivement comme richesse de relations et de possibilités d’échange, et se prête bien en ce sens à décrire des relations amoureuses disparates et multiformes comme celles de Bruno et de Christiane, de Jed et d’Olga, de Michel et de Valérie. Toutes placées sous le signe d’un partage ou d’une fusion qui n’implique pas le sacrifice de la propre individualité, mais requiert négociation, résistance, et donc également un degré inévitable de complication.

Ce type de relations est toujours vouée à l’échec, dans le monde de Houellebecq, ou reléguée à un passé qui, si jamais il a existé, ne peut plus être aujourd’hui. Rentrent aussi implicitement dans la complexité positive les tentatives de l’homme moderne de s’autodéterminer et d’imaginer des organisations sociales et civiles qui puissent rendre les individus plus libres et leurs conditions de vie meilleures. En d’autres termes, tandis qu’on relate la fin toute proche d’une civilisation qui a tout misé sur la tentative d’émanciper, de séparer les individus et les communautés de la nature et de la tradition, ne confiant la tâche d’organiser et de gérer la vie qu’à leurs libres choix ; tandis qu’on déclare de façon provocante qu’il s’est agi d’un effort trop difficile à poursuivre, on suggère en même temps qu’une possibilité de communion a existé (et existe peut-être encore) pour les individus et pour les sociétés, si difficile et complexe soit-elle.

D’autre part, la complexité peut prendre les caractéristiques angoissantes d’une complication insoutenable, celles-là même qui sont implicites dans toute relation amoureuse, et plus généralement, dans les situations dans lesquelles le sujet est aux prises avec des stimuli et des pulsions conflictuels que la libération sexuelle n’a fait que renforcer : dans ces romans, presqu’aucun personnage ne sait ou n’est plus en mesure de gérer le décalage manifeste entre les maigres possibilités de triomphe et l’offre sexuelle accrue dans la compétition dont cette dernière est à l’origine. Et de façon plus générale, le conflit entre l’injonction paradoxale à être libre et la difficulté objective d’y parvenir.

A partir du moment où la complexité de l’humain ne semble laisser place qu’à sa déclinaison au négatif, émerge chez les protagonistes un désir de simplification qui aboutisse au rétablissement d’un équilibre. Il est intéressant de noter que cette possibilité peut prendre deux formes, complémentaires dans une certaine mesure : s’il y a toujours d’un côté l’idée d’une simplicité perdue – et à laquelle on aspire toujours – dans les formes de vie et dans les relations, d’une facilité et d’une spontanéité d’expression toujours frustrées, comme dans le cas de la tentative de contact innocente du jeune Bruno avec Caroline Yessayan (1998 : 66-69), d’un autre côté, le seul remède semble précisément être l’entrée dans un espace vide, qui mette fin une fois pour toutes à toutes les tensions. La cessation de la douleur n’est pas l’objectif premier, mais plutôt un renoncement à la souveraineté épuisante qui s’exerce sur soi-même et sur ses propres désirs. La fin est donc avant tout une solution , dans le sens étymologique de « dissolution », par rapport à une situation de conflit insupportable.

Vus sous ce jour, les romans de Houellebecq peuvent être lus comme l’histoire de sujets irrémédiablement pris au piège d’une modernité qui les place de force dans une situation de complication permanente, et les condamne ensuite au désir d’annihilation, parce qu’entretemps, les épisodes successifs les ont mis face à l’impossibilité aussi bien de vivre une relation complexe et épanouissante avec un autre être que d’en ressentir la spontanéité naturelle. C’est aux dénouements qu’il revient d’exprimer la nostalgie, le regret et le désir que ces grands objets perdus peuvent encore susciter. Comme si, au moment du dépassement de l’horizon que la vie du protagoniste a représenté jusqu’ici, se manifestait toute la nostalgie d’une occasion manquée : la vraie chance que la modernité a donnée aux hommes, sans que ceux-ci savent la gérer, d’essayer de rendre compatibles complexité et innocence, liberté et solidarité.

Si de nombreux théoriciens contemporains (Lipovetski 1983 ; Bauman 2000) ont diversement mis à jour et décrit des phénoménologies de la liquidité, de l’homologation et de la désaffection irréversibles et radicales, le romancier Houellebecq semble aller plus loin dès lors qu’il lève le voile, exploitant l’une des spécificités de la littérature, sur la charge contradictoire et angoissante que le fantasme de la fin comporte pour une humanité toujours en équilibre instable entre désir d’extinction et résistance.

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[1] La critique note souvent (cf. Morrey 2013 : 62-63), comme s’il s’agissait d’une contradiction dans les termes, que les narrateurs-protagonistes de Houellebecq incarnent les mêmes défauts d’égoïsme, d’individualisme et de mesquinerie qu’eux-mêmes fustigent dans la société qui les entoure. Loin d’être l’indice d’une contradiction dans la structure conceptuelle de l’auteur, cela montre que les protagonistes houellebecquiens sont toujours en même temps dedans et dehors, observateurs et victimes des dynamiques d’aliénation qu’ils dénoncent. Baroni (2017) écrit à propos de Les particules : « En se scindant en deux personnalités antagonistes, Houellebecq parvient à articuler un double point de vue sur l’histoire, qui oscille entre une expérience incarnée, embourbée dans l’empirie, formant la trame principale du récit, et un regard plus neutre, distancé, visant à en dégager l’exemplarité. Bruno et Michel incarnent ainsi un dispositif dont la fonction est autant de renvoyer à l’écrivain que d’éclairer la dualité de son regard sur le monde, à la fois embrayé sur une expérience concrète et débrayé par l’adoption d’un point de vue impersonnel sur cette expérience ». C’est justement ce mécanisme qui permet la mise en œuvre d’effets prospectifs intéressants, et souvent ironiques, qui jouent sur la stratification de plusieurs voix et de points de vue. Pour un examen plus approfondi de ces effets dans la prose de Houellebecq, cf. Baroni (2014 ; 2016 ; 2017).

[2] Le chapitre 10 d’Extension (1994 : 45-47), intitulé « Les degré de liberté selon J.-Y. Fréhaut » est en ce sens paradigmatique. Ce même extrait est analysé par Studer dans une perspective analogue (2014 : 34-35).

[3] L’une des comparaisons les plus efficaces et les plus poignantes pour décrire cet état de séparation irrémédiable est celle de la cuisse de poulet sur l’étal d’un supermarché : « Vous avez l’impression que vous pouvez vous rouler par terre, vous taillader les veines à coups de rasoir ou vous masturber dans le métro, personne n’y prêtera attention ; personne ne fera un geste. Comme si vous étiez protégé du monde par une pellicule transparente, inviolable, parfaite. D’ailleurs Tisserand me l’a dit l’autre jour (il avait bu) : ’J’ai l’impression d’être une cuisse de poulet sous cellophane dans un rayon de supermarché’ » (113).

[4] La description que le narrateur d’Extension fait de son séjour en hôpital psychiatrique (173) va dans ce sens. En décrivant les personnes internées, et en se demandant pourquoi elles sont là, il en arrive aux conclusions suivantes : « L’idée me vint peu à peu que tous ce gens – hommes et femmes – n’étaient pas le moins du monde dérangés ; ils manquaient simplement d’amour. Leurs gestes, leurs attitudes, leurs mimiques trahissaient une soif déchirante de contacts physiques et de caresses ; mais, naturellement, cela n’était pas possible. Alors ils gémissaient, ils poussaient des cris, ils se déchiraient avec leurs ongles ; pendant mon séjour, nous avons eu une tentative réussie de castration ».

[5] Lavigne (2011 : 258) rappelle très justement un passage de Ennemis publics (2008 : 118-119) dans lequel Houellebecq affirme que se trouve à la base de ses romans l’idée de l’irréversibilité absolue de tous les processus de dégradation, y compris ceux qui concernent la famille, les amis, le couple ou les groupes sociaux. Il n’y a d’espace dans cette conception ni pour le pardon ni pour une réelle seconde chance. Ce qui est perdu l’est pour toujours, car la seule loi universelle qui vaille est l’entropie.

[6] Sur les rapports entre Schopenhauer et Houellebecq (influence que l’auteur reconnaît d’ailleurs ouvertement), et les liens de ce dernier avec la philosophie bouddhiste, cf. Bottarelli (2016).

[7] Rosendahl Thomsen (2013 : 203) écrit d’ailleurs à ce propos : « the clones’ vague and helpless attempts to get in touch with one another […], explores how the transformation of humanity into a posthuman condition is a loss, despite all humanity’s flaws. […] Houellebecq’s pessimism is positioned between two grand negatives, death and endless repetition in a world that is not worth inhabiting ».

[8] « Il n’y a plus de monde réel, de monde senti, de monde humain, je suis sorti du temps, je n’ai plus de passé ni d’avenir, je n’ai plus de tristesse ni de projet, de nostalgie, d’abandon ni d’espérance ; il n’y a plus que la peur. L’espace vient, s’approche et cherche à me dévorer. Il y a un petit bruit au centre de la pièce. Les fantômes sont là, ils constituent l’espace, ils m’entourent. Ils se nourrissent des yeux crevés des hommes ».

[9] D’après la définition qu’en donne le dictionnaire de Mazaleurat-Molinié (1989 : 203), la litote est la « figure macrostructurale selon laquelle on dit moins pour faire entendre plus. […] La litote s’oppose à l’euphémisme, en ce que la pragmatique de l’une est d’amplifier l’information, et celle de l’autre de l’atténuer ».

[10] La question est vaste et complexe, et nous ne pouvons en faire ici qu’une mention extrêmement sommaire. Pour une étude approfondie, cf. Lino (2014).

[11] De Martino (1977 : 467) écrit : « Dans la vie religieuse de l’humanité, le motif de la fin du monde est présent en différents contextes eschatologiques, c’est-à-dire comme l’annonce d’une libération définitive des maux inhérents à l’existence mondaine […]. La conjoncture culturelle actuelle de l’Occident connaît à l’inverse le thème de la fin hors de tout horizon religieux du salut, et donc comme prise de conscience nue et désespérée de l’« achèvement » mondain. Cette disposition ressort en particulier dans certains documents littéraires dans lesquels s’expriment les différentes façons de s’immerger dans la catastrophe actuelle du « mondain », du « domestique », du « familier », du « signifiant » et du « disponible », ce qui donne lieu à des descriptions minutieuses de l’absurde, de véritables inventaires des décombres et de méticuleuses régressions destructrices ».